Un travail à soi : socialisation en emploi et job crafting chez les salariés

La quête d’un travail qui corresponde aux valeurs personnelles, aux intérêts et au sens que chacun recherche dans la vie professionnelle, est au cœur de nombre des revendications qui animent le monde socio-économique post-moderne. Si le façonnage du travail pour soi est envisagé comme central dans le choix d’une activité en entrepreneuriat, les salariés contribuent aussi très largement à transformer leur emploi afin qu’il devienne « un travail à soi » selon leurs aspirations.

Dès l’embauche, des mécanismes de socialisation dans l’emploi sont en jeu pour réussir l’intégration d’une nouvelle recrue dans l’entreprise. L’arrivant doit d’une part acquérir des apprentissages lui permettant de mener à bien ses tâches professionnelles à son poste et dans son collectif. D’autre part, Il doit développer ses connaissances concernant le fonctionnement formel et informel dans son équipe et plus largement la culture dans cette organisation. Détenir ces apprentissages et connaissances mais aussi continuer à les développer sera indispensable à la bonne intégration au long cours du salarié dans le milieu spécifique de travail qui l’emploie. L’entreprise participe aux processus de socialisation d’entrée en emploi au travers de diverses actions d’accueil, de formation et de tutorat qui sont plus ou moins denses et structurées. Elle offre également une latitude de négociation mutuelle dans cette période où l’entrant se confronte à ses nouveaux rôles professionnels pour que soient trouvés des ajustements réciproques entre les attendus de l’entreprise et ceux de la personne en cours d’intégration.

La période de socialisation d’entrée au travail dans l’organisation se déroule sur une durée variable selon les métiers et la complexité des missions et rôles qui y sont attendus mais aussi selon les cultures des entreprises en matière d’insertion de nouveaux salariés. Les études réalisées dans ce domaine mentionnent des temporalités variant de l’ordre de quelques mois à deux années après le moment du recrutement. Durant cette période, la définition même des rôles et tâches qui sont à tenir dans le poste se trouve revisitée au travers de négociations explicites et implicites entre l’arrivant et son milieu professionnel. Au final, l’étape de socialisation d’entrée en emploi peut être considérée comme réussie si l’embauche se poursuit, si les performances attendues au poste sont atteintes mais aussi si le salarié a pu introduire des modifications négociées dans le travail qui lui incombe afin de le faire sien et l’enrichir de « sens pour soi ».

 

Après cette période d’installation au travail dans l’entreprise, les processus de façonnage du travail pour soi vont se poursuivre chez les salariés plus expérimentés au travers d’autres mécanismes qui sont identifiés notamment sous le terme de « job crafting ». Ainsi, au fil du temps et au-delà des changements du travail qui sont initiés par le milieu organisationnel, chaque personne, quels que soient son métier et son niveau dans la hiérarchie, agit en job « crafteur » en redéfinissant volontairement son emploi. Les études dans ce domaine indiquent que tout employé pratique plus ou moins intensément le job crafting introduisant ainsi des changements, éventuellement majeurs, sous sa volonté dans son emploi. Il transforme de manière proactive son travail pour le « mettre à sa main », le rendre plus adéquat à ses attentes, ses besoins et aspirations. En ce sens, le job crafteur modifie de son propre chef les missions et tâches professionnelles qui lui sont dévolues, certaines seront mises en avant et d’autres reléguées selon ses intérêts, les compétences qu’il souhaite y développer et les utilités qu’il y voit. Il transforme également les relations professionnelles inhérentes à son travail au travers d’interactions avec ses collègues, ses supérieurs et ses clients dont la qualité comme la quantité seront choisies selon la valeur et l’agréabilité qu’il y attache plutôt que simplement subies. Les représentations et cognitions associées au travail qu’il réalise seront aussi revues par le job crafteur dans le souci de le clarifier et de développer son sens. Ces diverses stratégies de recomposition du travail pour soi, répertoriées dans la conceptualisation du job crafting, visent à maximiser les ressources pour faire au mieux le travail selon soi et à réduire les contraintes envisagées comme l’entravant. Elles visent aussi à accroître les aspects du travail perçus comme stimulants par le job crafteur et à limiter ceux qu’il ressent comme ennuyeux ou désolants. Les situations de travail les plus autonomes et les moins directement contrôlées telles que celles en poste isolé ou en télétravail sont particulièrement propices au déploiement intense des conduites de job crafting.

L’accélération actuelle des changements en milieu professionnel, modifiant à vive allure le travail à accomplir par chacun, se double nécessairement d’une intensification des stratégies de job crafting. Il n’est plus question de façonner son emploi pour le faire sien au fil du temps mais plutôt de faire face rapidement aux vagues successives des transformations impulsées par les politiques d’entreprise ou bien contraintes par le contexte telles que celles vécues lors de la pandémie COVID. Ces vagues de changements déferlent et bouleversent le travail de chacun parfois sans répit. Le transformer pour en faire un travail à soi semble alors relever d’une pratique éminemment sportive de « job surfing » plutôt que de job crafting s’inscrivant dans la durée. Il s’agit pour chaque salarié de transformer soi-même et à grande vitesse ses tâches, ses relations professionnelles et ses cognitions afin qu’elles permettent de se tenir au mieux en équilibre dans son travail sur la crête de chacune des vagues inédites de changement qui se présentent.

Anne-Marie Vonthron

Professeur de psychologie du travail et des organisations à l'Université Paris-Nanterre

Présidente de l'Association Internationale de Psychologie du Travail de Langue Française (AIPTLF)

Conseil du Cabinet Alterheg

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