Avec la crise économique qui gagne du terrain, les professionnels de l’accompagnement des mobilités sont confrontés à une nouvelle donne : plus de salariés à reclasser et moins de postes à pourvoir localement. Car si le sujet s’invite à chaque récession, c’est bien l’ampleur possible de cette nouvelle crise qui interroge. Comment y faire face ? Sommes-nous prêts à relever le défi ?
Une activité née de la crise des années 80
L’activité de reclassement professionnel collectif (ou outplacement collectif) est apparue en France au début des années 80, alors que les 2 chocs pétroliers de la décennie précédente sonnaient la fin des Trente Glorieuses et laissaient poindre le retour du chômage de masse.
Elle est née d’une idée simple : proposer aux entreprises en restructuration de mettre en relation les salariés licenciés avec des sociétés qui recrutent, sur les bassins d’emplois alentours. Il s’agissait alors, pour ces pionniers de la prospection d’emplois, de recenser les offres à pourvoir, afin de constituer une bourse d’emplois externes à proposer aux personnes nouvellement sans emploi, en espérant que les postes correspondent à leurs compétences et aspirations.
« Aidée » par une crise économique devenue structurelle, mais aussi par une législation et des représentants d’Etat imposant ou encourageant le recours aux cabinets spécialisés, la profession s’est développée pour proposer, au fil des années, des programmes d’accompagnement plus complets, intégrant à la fois une réflexion sur l’orientation professionnelle, l’apprentissage des techniques de recherche d’emploi et un accompagnement individualisé par un professionnel du reclassement, dans les différentes étapes de la transition. Cette dernière décennie, les outils collaboratifs et des thématiques autour du développement personnel, de la santé, du bien-être et de la formation (« transitions apprenantes »), sont venus compléter la gamme des prestations proposées par les cabinets les plus innovants. Enfin, la prévention des risques psychosociaux fait désormais partie intégrante des dispositifs d’accompagnement, via la mise en place de lignes de soutien téléphonique, la présence périodique de psychologues sur site ou la mise en place de dispositifs internes de veille.
Jusqu’ici, tout va bien…
Tout semblait donc aller au mieux pour une activité qui affiche un taux de réussite (ou « solutions ») de 80% et plus, dans la plupart des contextes, depuis son origine. Seulement voilà. Pendant que les économistes affûtent leurs prévisions, les annonces de réduction d’effectifs ou de fermetures se multiplient depuis quelques semaines, laissant augurer une hausse massive historique des demandeurs d’emploi sur le second semestre 2020.
Tensions sur l’emploi, questions sur le reclassement ?
De nombreux bassins d’emplois, dont les gisements permettaient jusqu’à présent d’intégrer la majorité des personnes en recherche, seront donc rapidement saturés, incapables de résoudre cette nouvelle équation, composée d’une demande en hausse, d’une offre symétriquement en baisse et de concitoyens possédant une faible culture de la mobilité professionnelle.
A Toulouse, Lannion ou Lunery, comment retrouver en quelques mois un nouvel emploi local pour des personnes se présentant en nombre sur le marché, lorsque les recrutements se raréfient sur ce même bassin économique, voire à l’échelle d’une région ?
Face à ces projections, les recettes classiques du reclassement ne suffiront pas et c’est le modèle même de l’accompagnement qui est mis en question. Car les méthodes qui ont fait le succès de ces dispositifs reposent encore largement sur une logique de placement en emploi des personnes accompagnées, avec l’appui technique et psychologique de conseillers encouragés à reclasser vite, renforcé (parfois) par des incitations financières à l’embauche.
Sommes-nous prêts à changer de modèle ?
Rien n’est moins sûr. D’autant que la soudaineté et l’ampleur de la crise laissent peu de temps et de marges de manœuvres financières aux entreprises, pour penser des dispositifs d’accompagnement socialement et économiquement vertueux.
Pourtant, il faudra bien faire différemment. Pour les intervenants spécialisés en mobilité professionnelle, dont nous sommes, Il y a urgence à repenser le modèle historique d’accompagnement, en l’adaptant aux nouvelles réalités des territoires et des personnes en transition.
Changement de paradigme : vers des activités occupationnelles pour développer sa transition
Au-delà d’une évolution de la méthode, il s’agit bien d’opérer un changement de paradigme. A l’instar des expérimentations conduites par des associations comme « territoires zéro chômeur », qui créent des « entreprises à but d’emploi », l’activité de reclassement professionnel doit sortir d’une logique trop exclusive de placement, pour proposer des formes innovantes d’accompagnement basées sur des activités occupationnelles porteuses de sens dans un parcours professionnel.
L’enjeu est là : structurer et occuper utilement le temps des personnes accompagnées, quand les opportunités locales d’embauche ne permettront pas de satisfaire toutes les demandes à court et moyen termes. La notion de « temps occupationnel utile » est fondamentale, elle est le sens même de la démarche : proposer un cadre contenant, permettant à chacun(e) de préparer sereinement l’ajustement de ses compétences pour la suite de sa carrière et d’être acteur de son cheminement professionnel.
Plus qu’une question de coût, cette approche de l’accompagnement semble dépendre davantage de la volonté et-ou de la capacité des dirigeants et du corps social à s’organiser en conséquence. Il ne s’agit pas d’octroyer des moyens d’accompagnement supplémentaires, mais d’organiser les conditions d’un rebond professionnel, si possible avant la perte effective d’emploi.
Faire du temps un allié
Des expérimentations concluantes, mais trop peu relayées, ont eu lieu dans l’industrie ces 15 dernières années, basées sur l’anticipation et la gestion du rythme des départs, avec un principe : donner du temps à chaque salarié, en amont de sa notification, pour qu’il puisse accéder, de manière accompagnée, aux formes les plus variées de développement de ses compétences, jusqu’à la mise en œuvre effective de son projet de transition professionnelle, quel qu’il soit.
Faire du temps un allié plutôt qu’un adversaire, en le structurant utilement pour s’instruire, se former, réfléchir, évoluer. Se prendre en main plutôt qu’attendre et se préparer à : les intentions sont là. Et qu’importe si cette réflexion est guidée par la nécessité plutôt que par l’anticipation : l’essentiel est d’œuvrer collectivement à ce que les décisions économiques soient « pensées et compensées », en tenant compte des conséquences réelles sur les personnes autant que sur l’emploi. Qui suivra ce chemin ?
Eric BERTHET