Parmi les travailleurs réalisant des activités de travail hors les murs de l’entreprise et médiatisées par les technologies, se distinguaient déjà dans la décennie 2010 ceux installés dans des pratiques de télétravail formalisées pour une partie plus ou moins étendue de leurs horaires contractuels de ceux, généralement cadres, œuvrant en télétravail de façon informelle et en débordement du temps habituellement consacré au travail (tôt le matin et tard en soirée voire la nuit, durant les week-ends et congés). Moins de 15% des salariés français étaient des télétravailleurs réguliers avec une organisation du travail à distance formalisée et contractualisée. Le développement était constant dans ce domaine mais restait en-deçà de taux de télétravail formel constatés à l’étranger, avec un « retard français » par rapport au travail exercé à domicile via les technologies informatiques et les réseaux se présentant dans d’autres pays européens ou aux Etats-Unis. Le passage à une part d’activités réalisées en télétravail contractualisé était généralement accompagné individuellement et la socialisation en télétravail faisait fréquemment l’objet d’une anticipation, parfois d’aménagements du poste à domicile ou en structure dédiée hors les murs ainsi que d’ajustements concertés au cours de la période d’installation.
Le profil du télétravailleur régulier des années 2010 était bien identifié (majoritairement homme, employé à temps plein, occupant un poste à responsabilités, diplômé du supérieur, 35 à 50 ans, vivant en zone urbaine) et les incidences du télétravail régulier dans le domaine professionnel et des équilibres de vie sont maintenant relativement bien connues. Les études en milieux de travail français comme à l’international ont notamment mis en avant la productivité, l’efficacité et la performance accrues en télétravail assorties de moins d’absentéisme, d’intention de départ et de turn-over. Sont également pointés des effets favorables du télétravail sur l’implication organisationnelle, la motivation et la satisfaction au travail ainsi que sur la flexibilité temporelle permettant une meilleure conciliation des rôles de vie.
Des effets négatifs du télétravail sur la santé ont aussi été soulignés associés à une intensification et densification du travail, à des risques plus présents d’envahissement du travail et aux ressentis de décalage, de solitude et d’isolement social, d’une moindre confiance dans l’entourage professionnel, d’échanges entre collègues et de relations professionnelles de moindre qualité, d’une identification moins forte à l’organisation. L’évolution de carrière et l’avancement apparaissent également moins assurés chez les télétravailleurs réguliers.
La crise sanitaire 2020-2021 a entraîné l’entrée massive en télétravail de populations professionnelles non ciblées à court terme dans les organisations pour un passage en activités hors les murs, de moindres niveaux de qualification et différentes de celles étudiées auparavant : moins favorisées en termes d’équipements et d’accès permettant le travail à distance, disposant d’une autonomie professionnelle plus faible. Ces « novices du télétravail » ont expérimenté le passage en travail à distance au domicile dans des situations d’urgence de continuité des activités, mêlant improvisations plus ou moins réussies, révisions sporadiques des priorités d’actions, nécessité d’auto-gestion renforcée du travail et de ses aléas, baisse ou absence des relations sociales de proximité et aménagement du poste au domicile limité ou inexistant. Pour l’heure, les effets psychologiques connus des situations vécues par ces télétravailleurs novices s’inscrivent davantage parmi ceux relevant de situations de perte et de crise : stress et détresse, peine et regrets, difficultés à se détacher de la situation antérieure et à s’ajuster à la nouvelle. Les témoignages font aussi état de situations de travail pré-existantes et déjà problématiques dont les effets délétères se sont aggravés ou n’ont pu être prévenus ou compensés à distance comme ils l’étaient « sur place ». Ainsi la surcharge de travail se trouve davantage éclairée mais également le bore-out, cet ennui au travail vécu de façon chronique et particulièrement néfaste à la santé. L’un et l’autre pouvaient être prévenus par le soutien socio-professionnel et trouver des compensations dans l’entraide et le partage plus ou moins informels des tâches. De tels rééquilibrages sont plus difficiles à mettre en œuvre hors les murs de l’entreprise. Les ressentis relatifs aux relations professionnelles rendent compte des vécus antérieurs déjà contrastés. Certains s’estiment soulagés par l’éloignement en télétravail quand les relations interpersonnelles étaient considérées comme dégradées et sources d’insatisfaction mais la majorité ressent de l’isolement et exprime des regrets quant à l’ambiance de travail sur site perçue comme stimulante et contributive du plaisir à travailler.
Au-delà des analyses portées sur l’actualité de ces situations de télétravail inédites et non-programmées, sont questionnés les effets qui sont à venir, de plus long terme, sur le rapport au travail et à l’organisation ainsi que sur l’articulation des activités des différents registres de la vie chez ces personnels nouvellement initiés au télétravail dans un contexte de crise. Il est établi que la socialisation dans une nouvelle situation de travail nécessite des ajustements durant près d’une année. En ce sens, les tout prochains mois rendront compte des ajustements réciproques mis en œuvre par les néo-télétravailleurs et par leur environnement socio-organisationnel. Les facteurs favorables et freins à la réussite d’installations pérennes en télétravail seront mieux identifiables.
Alors même que les projets des entreprises quant au développement du télétravail en post-crise sanitaire sont très divers, envisageant selon les cas des évolutions dans l’organisation du travail allant du distanciel quasi-complet au retour en présentiel à temps plein pour le plus grand nombre, qu’en est-il des intentions des salariés quant à leur maintien en télétravail ? Des remaniements des contrats psychologiques entre employés et organisations sont d’évidence en cours, engageant des incidences sur les représentations de la relation d’emploi et sur la perception de potentielles violations du contrat. Quelles normes et attentes prévalent maintenant concernant le télétravail selon les métiers et selon les organisations ? Quels milieux socio-professionnels valorisent la préférence pour le télétravail ou la considèrent indésirable, étant un pis-aller de continuité des activités valable en temps de crise mais essentiellement source d’empêchement à faire du bon travail ? Quelles préférences individuelles s’exprimeront selon les socialisations en télétravail vécues par les salariés, en situations de transition qui ont été initiées sous la contrainte, au déroulement non anticipé, sur un mode de rupture vis-à-vis de modalités antérieures d’organisation du travail ? Les normes régissant les pratiques professionnelles ont été bousculées dans ces moments de « changement social non planifié » mais ont-elles évolué de façon significative au sein des groupes et équipes de travail qui les font vivre, dans les populations qui étaient non ciblées à court terme pour un passage en activités hors les murs et chez leurs managers ? Différents types d’effets à venir sur le développement du télétravail et des néo-télétravailleurs, issus des situations vécues en 2020-2021, sont envisageables. Dans certains milieux de travail pourront intervenir des processus de conformisation marqués par des attentes de « retour à la normale » et freinant les perspectives d’accès aux activités réalisées en télétravail. Dans d’autres, des processus d’innovation pourraient activer des évolutions rapides vers plus de télétravail pour tous dans l’organisation. A partir du « je, tu, nous télétravaillons aujourd’hui » s’annoncent les enjeux du « je, tu, nous privilégierons le télétravail demain » et ceux du « je, tu, nous attendons ou redoutons le développement du télétravail ».
Anne-Marie Vonthron
Expert Scientifique et Conseil du Cabinet Alterhego
Pr. en Psychologie du Travail et des Organisations
Dir. de l'équipe de recherche en psychologie du travail du Laboratoire Parisien de Psychologie Sociale, Université Paris Nanterre
Mars 2021